A près de 80 ans, Jack Lang n'a rien perdu de sa sagacité. Aussi son affirmation à L'Express vaut-elle son pesant d'or : "Si la mairie de Paris fermait du jour au lendemain le théâtre du Châtelet, le musée Carnavalet, le Petit Palais, le palais Galliera et tous les établissements dont elle a la charge, les Parisiens garderaient la meilleure offre culturelle de France, voire du monde !" La clef du mystère ? "C'est simple, poursuit l'actuel président de l'Institut du monde arabe : entre le Louvre, le Centre Pompidou, l'Opéra et tous les autres établissements, l'État finance à lui seul 80 % de la vie culturelle de la capitale."
L'ancien ministre a raison, comme le prouvent ces statistiques aussi surréalistes qu'officielles : chaque année, le ministère de la Culture dépense 139 euros par Francilien contre... 15 pour l'habitant d'une autre région. Vous avez bien lu : un rapport de 1 à 9 au profit de l'Ile-de-France ! Un scandale français méconnu. En matière de culture, l'aménagement du territoire fonctionne à l'envers, et consiste à donner plus à ceux qui ont plus et moins à ceux qui ont moins. En plein mouvement des gilets jaunes, et alors qu'Emmanuel Macron dit vouloir prendre en compte le "malaise des territoires", il y a là matière à réflexion - doux euphémisme.
Au Louvre-Paris, L'Etat paie tout. A Lens, seulement 1%
Le mal, il est vrai, vient de loin. Dans les années 1980, François Mitterrand décide de rénover le Louvre, qui en a bien besoin. Extension, restauration, érection de la fameuse pyramide : l'Etat paie tout, ce qui paraît logique. A ceci près que, en 2012, lorsque l'on inaugure son petit frère à Lens, l'une des localités les plus déshéritées du pays, le ministère, dans sa grande prodigalité, apporte royalement... 1 % du financement. Tous les fonds ou presque sont avancés par la région Nord-Pas-de-Calais, le département du Pas-de-Calais, la ville et l'agglomération, sans oublier l'Union européenne. Traduction sonnante et trébuchante : le contribuable parisien dispose chez lui du plus grand musée du monde sans bourse délier alors que son homologue nordiste, lui, doit mettre la main à la poche.
Si encore il ne s'agissait là que d'une exception. Mais non. Prenez l'Opéra national de Bordeaux. Le ministère n'y apporte que 21 % des fonds publics, l'essentiel restant à la charge de la ville (72%) et de la région (7 %). A Paris, en revanche, qu'il s'agisse de Garnier ou de Bastille, ni la municipalité ni le conseil régional ne sont sollicités : le ministère, grand prince, finance tout. Pour les uns, La Bohème. Pour les autres, La Vie parisienne.
Un autre exemple ? Le Grand Palais. L'imposant vaisseau de verre fait l'objet en ce moment de faramineux travaux de rénovation pour un coût faramineux (466 millions d'euros, au bas mot), pour lesquels la ville de Paris n'a pas à débourser le moindre kopeck. En revanche, pour le superbe palais des ducs de Bourgogne, à Dijon, l'Etat n'a apporté que 27 % des 60 millions nécessaires. Les collectivités locales ont dû combler la différence.
Des "zones blanches" culturelles
Sachant qu'un numéro entier de L'Express ne suffirait pas à recenser les écarts de ce type, venons-en à la conclusion. A quelques exceptions près, la règle est la suivante : quand une institution culturelle de niveau national se situe à Paris, l'Etat apporte tous les fonds publics ou presque. Quand elle se trouve en province, les élus doivent tendre la sébile. Une conception originale de l'égalité devant le service public qui se traduit par l'existence de véritables "zones blanches" culturelles, notamment dans l'Eure, le Loiret, la Moselle, les Vosges et dans les départements d'outre-mer...
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Le plus cocasse est cette disparité criante est apparu un peu par hasard. Nous sommes en 2014 et le ministère se demande comment l'Etat et les régions pourraient mieux travailler ensemble sur le terrain. "Le gouvernement a demandé à l'Inspection générale des affaires culturelles de dresser un état des lieux. Il a fallu comptabiliser les dépenses de l'Etat région par région, et c'est ainsi qu'a été découvert le pot aux roses", raconte un ancien membre de ce corps d'élite. Et ce fameux rapport de 1 à 9 relevant que, année après année, l'Etat se comporte comme un super-mécène de l'Île-de-France. Dès lors, le ministère va s'employer à relativiser les faits, en utilisant deux arguments, tous deux recevables en partie, mais en partie seulement.
Une évidence qui n'en est pas une
Le premier pointe un biais méthodologique. Parce que la France est la France, la plupart des "opérateurs culturels nationaux", à l'instar du Centre national du livre ou de l'Institut national de recherches archéologiques préventives, sont situés dans la capitale. Résultat, relève le rapport : quand bien même leur argent est utilisé dans l'ensemble du territoire, les crédits qui leur sont alloués sont budgétairement fléchés vers la seule région parisienne, Pour le Centre national du cinéma, par exemple, "70 % des soutiens publics qui peuvent être territorialisés bénéficient aux régions et 30 % à l'Île-de-France", d'après les chiffres communiqués à l'Express.
Le second part d'une évidence qui n'en est pas une : "L'implantation majoritairement parisienne des établissements nationaux [...] a pour effet de surreprésenter le montant des dépenses culturelles du ministère [sur l'Ile-de-France] alors même que ces dépenses ont vocation à couvrir l'intégralité du territoire national ou à toucher un public non francilien", écrivent les inspecteurs dans leur style inimitable. En clair : le Louvre, la Bibliothèque nationale de France, Orsay, Beaubourg, l'Opéra Garnier se trouvent sur les bords de Seine ? Qu'importe, puisque, selon les inspecteurs, un Jurassien ou un Normand en profitent tout autant qu'un Parisien. Et de conclure de ces deux points qu'il faut "neutraliser" l'Île-de-France et ne plus du tout en tenir compte dans l'analyse. Bien essayé.
Pour avoir droit à l'excellence, habitez Paris !
En fait, il va de soi que l'on ne peut évacuer le problème de cette manière, et ce pour de multiples raisons.
1) Parisianistes jusqu'au bout des ongles, les hauts fonctionnaires du ministère de la Culture jugent donc naturel qu'une institution "nationale" soit implantée dans la capitale et estiment que, ce faisant, elle touche automatiquement "un public non francilien". Ubuesque. "Il va de soi qu'un établissement situé à Paris est moins accessible aux Bretons que le même établissement situé en Bretagne, souligne le député du Morbihan Paul Molac (Libertés et territoires, ex-macroniste), particulièrement en pointe sur ce sujet. Qui ajoute : "L'idée sous-jacente est que, pour avoir droit à l'excellence, il faut venir dans la capitale. C'est tout à fait inadmissible!"
2) Ce raisonnement fait également fi du principe de proximité. Si les mots ont un sens, l'égalité devant le service public supposerait que chacun ait accès à un service culturel minimal près de chez lui. "C'était d'ailleurs l'esprit du plan Malraux-Landowski, lancé en 1969, dont l'objectif hautement affiché consistait à doter chaque région d'un orchestre permanent et d'un conservatoire national", rappelle Bernard Falga, ancien directeur régional des affaires culturelles en Lorraine et en Franche-Comté. Or, quarante ans plus tard, celui-ci n'est toujours pas atteint ! On ne compte, par exemple, aucun orchestre en Bourgogne-Franche-Comté alors que l'Île-de-France n'en a pas moins de... 9, dont la plupart sont payés par le ministère.
3) Même si on exclut du raisonnement le Centre national du cinéma, le Louvre, l'Odéon, le musée Guimet, l'Institut national de l'audiovisuel et tous les autres établissements de l'Etat situés en Île-de-France, l'inégalité reste flagrante. "Ainsi retraitée, la part des crédits versés en faveur du territoire francilien revient à 41 %", a dû reconnaître le ministère, le 7 août 2018, dans une réponse à une question du même Paul Molac publiée au Journal officiel. Soit, "détail", deux fois plus que le poids démographique de l'Île-de-France.
Une vision parisienne de la culture
4) Cette disparité est d'autant plus criante que, parmi toutes les grandes villes, c'est à Paris que les impôts locaux sont les plus faibles.
5) Nos bons inspecteurs semblent également insensibles à la profonde disparité financière que recouvre cette distribution géographique. En gros, quand un Parisien veut aller à la Comédie-Française, il lui suffit d'acquitter le prix du billet d'entrée. Et quand un provincial veut faire de même ? Il n'a qu'à assumer en plus le trajet en train, en voiture ou en avion. Une paille !
6) Ceux qui, comme Paul Molac, ont une fibre régionaliste développent un autre argument. "Cette politique est aussi une manière de privilégier une vision parisienne de la culture." Les musées nationaux ont en effet tendance à mettre en avant les artistes parisiens, supposés par nature produire des oeuvres de niveau national, voire international, tandis que les infortunés ayant exercé leurs talents en Auvergne ou en Franche-Comté sont ravalés au rang d'artistes "régionalistes", ce qui, dans ce milieu, est tout sauf un compliment. Qui, par exemple, connaît les Seiz Breur, promoteurs d'un style néo-breton dans l'architecture et la décoration intérieure dans l'entre-deux-guerres ?
7) Parce que nous sommes conditionnés par notre centralisation séculaire, nous ne remettons plus en cause certaines "évidences". Il n'y a aucune fatalité à l'implantation majoritairement parisienne des établissements nationaux, qui relève uniquement de décisions politiques.
L'Histoire a bon dos
Alors, bien sûr, il y a l'Histoire, et il faudrait une certaine dose de mauvaise foi pour reprocher à nos dirigeants actuels l'implantation du château de Versailles ou de la Sainte-Chapelle. Mais l'Histoire a souvent bon dos. Car, que l'on sache, ce n'est pas Louis XIV qui a créé à Paris Beaubourg, la Cité des sciences et de l'industrie, le musée d'Orsay ou le musée du quai Branly, mais bien les présidents de notre actuelle Ve République. Avec mention spéciale à François Mitterrand qui, avec l'Opéra Bastille, le Grand Louvre, la Bibliothèque nationale de France et l'on en oublie, a concentré l'essentiel de ses "grands travaux" dans la capitale, à l'exception du musée de Bibracte, dans "son" Morvan. Autre fait du prince...
On veut bien admettre également que Paris, seule "ville monde" du pays, ait droit à un traitement de faveur parce qu'elle serait la locomotive qui entraîne le reste du territoire, comme l'a montré l'économiste Laurent Davezies. On peut même reconnaître qu'il puisse y avoir ici et là des cas particuliers. "Lorsque François Mitterrand a créé l'Institut du monde arabe, il était déjà soupçonné d'être pro-israélien, rappelle Jack Lang. Les Arabes auraient été terriblement vexés si cet établissement ne s'était pas installé dans la capitale."
Le Mucem à Marseille, une exception, pas un précédent
L'on veut bien reconnaître encore qu'une certaine inflexion a été donnée avec la récente installation du Mucem à Marseille. "Il me semblait évident qu'un musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée avait toute sa place dans la cité phocéenne", souligne l'ancienne ministre socialiste Catherine Trautmann, qui a lancé l'opération avec Lionel Jospin lorsqu'elle était aux affaires. Les résistances, toutefois, ont été aussi fortes que significatives. "Une grande partie de l'administration ne concevait pas qu'une institution nationale puisse ne pas être implantée à Paris, se souvient-elle, mais nous avons tenu bon et cela s'est fait." Il demeure que, pour ce musée théoriquement "national", les élus locaux ont dû tout de même apporter un gros tiers du financement. Et que ce qui aurait dû être un précédent est resté une exception.

Le Mucem, à Marseille, dont un tiers du financement a été apporté par les élus locaux
© / GERARD JULIEN / AFP
Soulignons enfin qu'un autre changement a eu lieu lors de la création de la Philharmonie. Pour la première fois, l'Etat, en la personne de Nicolas Sarkozy, a exigé et obtenu de la ville de Paris qu'elle finance un établissement national situé sur son sol. "L'investissement a été partagé à égalité. Quant au fonctionnement, nous contribuons largement mais le ministère en assure l'essentiel", indique Christophe Girard (La Gauche en mouvement), l'adjoint à la culture d'Anne Hidalgo.
Quatre idées pour prendre le mal à la racine
Aussi positives soient-elles, ces différentes initiatives ne suffisent toutefois pas à résorber l'inégalité criante que connaît notre pays dans ce domaine. Et ce n'est le plan "Culture près de chez vous", lancé par le ministère en 2018 avec un budget affligeant (10 millions d'euros, à comparer aux 2,3 milliards d'euros déversés sur l'Île-de-France), qui modifiera radicalement la donne. D'où les idées émises ici et là pour prendre véritablement le mal à la racine.
La plus significative : traiter toutes les régions à égalité dans les financements. Une règle simple pourrait être désormais appliquée par l'Etat : accorder le même pourcentage de subventions à une institution, quelle que soit son implantation sur le territoire. "De mon point de vue, il n'est pas anormal que les collectivités locales paient. Ce qui est anormal, c'est que la capitale ne paie pas", résume Jack Lang.
Evidemment, cela créerait un sacré trou dans les caisses des structures parisiennes, qu'il reviendrait à la ville et à la région de combler. Une suggestion qui, sans l'enchanter, ne révulse pas a priori Christophe Girard. "Je ne suis pas opposé à une telle perspective, indique-t-il, beau joueur, mais à condition que l'égalité soit aussi de règle pour les établissements municipaux. Aujourd'hui, des structures à rayonnement national et international comme le Centquatre, le Théâtre du Châtelet et la Gaité lyrique sont financées à 100 % par la Ville."
La plus radicale : délocaliser une grande institution parisienne en région, comme ce fut le cas pour l'ENA à Strasbourg et comme Gérald Darmanin envisage de le faire pour les 3000 agents de la direction générale des finances publiques. Spectaculaire, une telle initiative aurait certes pour mérite de donner le ton, mais pour défaut de coûter très cher, de se heurter à la résistance compréhensible des personnels et de ne pas modifier à elle seule la situation de manière significative. A tout prendre, mieux vaut utiliser le même argent pour créer des établissements de haut niveau en Normandie ou en Auvergne.
La plus consensuelle : exiger de toutes les grandes structures situées à Paris qu'elles mettent sur pied une véritable politique de diffusion en régions. En créant des "doubles", à la manière du Louvre-Lens ou du Centre Pompidou-Metz (à condition qu'ils soient pris en charge par l'Etat, cette fois). Ou simplement en faisant "tourner" leurs oeuvres et leurs spectacles de manière intelligente. "La Bibliothèque nationale travaille très bien avec les autres bibliothèques du pays, en finançant la numérisation de leurs fonds, souligne Jean-Philippe Lefèvre (LR), président de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, et lui-même chargé du secteur à Dole (Jura). Le Louvre, de son côté, expose autant de tableaux et de sculptures en régions qu'à Paris, et pas seulement à Lens. C'est là sans doute la meilleure manière de donner une vraie justification à leur label d'institution nationale". Hélas, la petite classe ne compte pas que des bons élèves! "Trop peu de pièces de la Comédie-Française tournent en régions, regrette le même Jean-Philippe Lefèvre. Quand elle exige de donner au moins trois fois la même représentation dans la forme conçue pour la grande salle Richelieu de Paris, cela contribue de fait à exclure les villes moyennes et les petites salles. Le théâtre privé, lui, accepte de ne jouer qu'une fois et adapte sa mise en scène aux lieux." Remplissant mieux, au fond, un rôle de service public.
La plus moderne : implanter systématiquement les nouveaux établissements nationaux en régions. Compte tenu de l'avantage considérable dont bénéficie la capitale à ce jour et des moyens limités de l'Etat, il s'agit là d'une pure question de volonté. "Ce serait une orientation tout à fait justifiée", estime Jean-Pierre Saez, directeur de l'Observatoire des politiques culturelles : "C'est l'état d'esprit qu'il faut changer. La France doit se convaincre qu'elle a tout intérêt à renforcer l'attractivité des grandes villes de province." Hélas, force est de constater que ce nouvel état d'esprit fait encore défaut. C'est ainsi dans le très parisien XVIIe arrondissement que se prépare la future Cité du théâtre, voulue par François Hollande. Dont le coût élevé - 150 millions d'euros - est presque entièrement financé par l'Etat, cela va de soi.
Quant à Emmanuel Macron, il peaufine actuellement son futur "laboratoire de la francophonie" de Villers-Cotterêts, où François Ier signa en 1539 l'ordonnance du même nom. Un grand projet national situé dans le département de l'Aisne, en Picardie : formidable, a priori ? Fâcheux symbole, en réalité. Car le coût de la rénovation de ce château destiné à glorifier la langue française - en commettant probablement au passage un contresens historique (1) - est estimé à 200 millions d'euros. Une somme à comparer au budget alloué à toutes les autres langues de France - du basque au breton en passant par le corse et l'alsacien -, lequel atteint royalement... un malheureux million. 200 fois plus d'argent consacré à l'idiome historique de Paris qu'à ceux de toutes les autres régions réunies : visiblement, la révolution dans les mentalités n'est pas tout à fait achevée...
(1) Selon la majorité des historiens, l'ordonnance de Villers-Cotterêts visait surtout à chasser le latin au profit du "langage maternel francoys". Sachant qu'à l'époque 80 % au moins des habitants du royaume parlaient provençal, breton ou picard, rien ne permet d'affirmer que cette ordonnance a privilégié exclusivement le français.