Au pied de la scène, deux hommes en costume dodelinent de la tête. Une brochette de quidams tout aussi silencieux se tient en surplomb, à la place des artistes. Ils observent avec émotion la salle et ses fauteuils rouges, l’oreille à l’affût d’un écho du passé. Le duo chic représente la Semivit, une société immobilière dont la ville de Tours (Indre-et-Loire) est actionnaire majoritaire, et actuelle propriétaire des murs. Les autres sont les acheteurs. Enfin, quelques-uns. Car en juin, le Bateau ivre, une salle de spectacle de 300 places, aura près de 1 600 capitaines. Les acquéreurs n’ont pas encore les clés, mais le compromis de vente a été signé en décembre.
Six ans que le navire était en cale sèche. C'est un bâtiment qui fait l'angle, genre proue de paquebot, non loin du centre-ville de Tours, entre les voies ferrées et le tranquille quartier Velpeau. Dans un coin, Anne-Laure essaie d'«imaginer les litres de sueur et de bières qui ont été versés ici». Elle a 29 ans, vit dans un fourgon - «c'est plus pratique quand on est saisonnier» - et a dépensé 100 euros (le prix d'une part sociale) pour acheter «un bout» de la salle, vendue 270 000 euros par la Semivit. Elle n'est pas très riche mais «ça les valait» pour participer au sauvetage de ce lieu «un peu grunge, un peu underground, qui donnait l'impression d'être dans le garage d'un pote». Le décor : du noir, du jaune, quelques motifs damier au sol de la petite fosse, et des affiches de spectacles partout dans les toilettes. Noir Désir, IAM, Brigitte Fontaine ou encore Ben l'Oncle Soul sont passés par là. Géré par une association, le Bateau était en activité depuis 1987. 1982 si l'on compte les cinq années passées sous la même enseigne à un autre endroit de la ville. Presque trente ans plus tard, la propriétaire (et cofondatrice de l'asso) Gisèle Vallée plie boutique, lasse des baisses de subventions et des évolutions du milieu. «Avant, les artistes commençaient tout petits, dans des bars, des petits endroits, mais aujourd'hui t'es direct propulsé très haut parce que les médias, les télés, les tourneurs, les maisons de disque, tout ça, c'est rentabilité immédiate», disait-elle en 2008. Son vaisseau servait régulièrement de rampe de lancement à des inconnus. Mali, du groupe Tryo, le décrit comme «une salle axée sur la découverte de nouveaux artistes. Une des premières où on a joué». C'était aussi le seul espace avec une telle jauge en centre-ville. Tryo a acheté plusieurs parts sociales, et regrette que «les lieux culturels en France, particulièrement les petits lieux, aient du mal à survivre». A cause de «l'austérité», dit Mali, «la culture est devenue un surplus économique, c'est là qu'on coupe en premier».
Hauts et bas
Pour pallier le décrochage des pouvoirs publics et ne pas voir leur salle transformée «en Carrefour Market ou en projet immobilier», des Tourangeaux ont monté l'association Ohé du bateau. C'était en 2010, peu après la fermeture. Franck Mouget en est l'un des initiateurs. S'il fallait accrocher une figure à la proue, c'est sûrement lui qu'on choisirait. Jamais sans ses créoles aux oreilles ni son minuscule chien trimballé dans un sac à dos qu'il porte sur le ventre. Le collectif, qui n'a cessé de grossir au fil des années, est pour ce comédien un «nous extensible» en train d'inventer «une autre façon de financer la culture». «Par de l'investissement privé, mais avec une implication du public», détaille-t-il. Carole Lebrun, la présidente de ce qui est désormais une société coopérative d'intérêt public (SCIC), trouve la question du financement «pas si simple à démêler» : «Que des initiatives comme la nôtre se multiplient, on peut s'en réjouir, mais il ne faudrait pas que ça donne un bon prétexte à l'Etat pour se désengager encore plus.» S'il y a eu des hauts et des bas depuis six ans - «on a été confrontés à des blocages institutionnels» - le «projet» des débuts est en passe de devenir «réalité».
«Une affaire de bobos»
L'idée, celle d'un rachat participatif, n'était pas inédite, mais le succès de la souscription a érigé Ohé du bateau en exemple du genre. En octobre, 500 sociétaires se sont déplacés pour l'assemblée générale qui a transformé l'association en SCIC. La preuve d'une implication qui dépasse le simple geste caritatif. Dans deux amphithéâtres de la fac de lettres et de langues de Tours, ces citoyens brandissaient un carton tantôt vert, tantôt rouge pour s'exprimer sur les nombreux points à l'ordre du jour. Rebelote le mois dernier pour élire les derniers membres du conseil d'administration. A ceux qui taxent «Ohé» d'être «une affaire de bobos», comme le schématise un des associés, Franck Mouget assure l'inverse : «On n'est pas des gens éthérés ni caricaturables. On ne veut pas avoir un discours boboïsant, ou trop marqué comme étant d'un milieu culturel de gauche.» Parmi les 1 600 coopérateurs, on trouve certes des fonctionnaires et des artistes (la présidente est professeure de lettres et de théâtre dans un lycée de la ville), mais aussi un technicien en maintenance informatique, une ouvrière agricole, un élagueur-grimpeur, des retraités de la banque ou de l'édition… Les jeunes sont probablement les moins représentés. Hypothèse de Mouget : «100 euros, ça fait beaucoup pour eux.» Le QG de la bande est un café, le Vel'Pot, situé sur la place où se tient deux fois par semaine un marché bien connu des Tourangeaux. C'est aussi là que se réunit régulièrement un «groupe d'appui» de La France insoumise, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon. La SCIC ne soutient aucun des candidats à la présidentielle, mais ce jour-là, on entend plusieurs fois parler de Mélenchon. De la gauche aussi, qui «fissure» cette année les convictions de certains de ses électeurs. Au conseil d'administration de la coopérative siègent deux candidats investis pour les législatives. Un sous l'étiquette de La France insoumise, l'autre pour Europe Ecologie-les Verts. Sonia Fernandez Velasco, comédienne de la compagnie Les 3 Sœurs, salue dans le programme de La France insoumise un souci du collectif, avec la promesse d'organiser «une assemblée constituante». «Il faut sortir de notre modèle qui repose sur un seul mec», dit-elle. Son association est sociétaire, comme une grosse centaine d'autres. La trentenaire reproche à «la politique telle qu'on la fait en Occident» d'être «très infantilisante». «On vote en alternance, un coup pour papa, un coup pour maman, mais il faut arrêter de croire que c'est nos parents.» Une nécessité de «se prendre en main» que plusieurs coopérateurs évoquent pour justifier leur volonté de s'engager dans la SCIC.
Au-delà de la question conjoncturelle qui justifie nombre de coupes budgétaires depuis des années, François Bonneau, le président (PS) de la région Centre, estime que ce type d'«appropriations citoyennes» sera bientôt inévitable, car «la seule action des collectivités n'est plus de nature à répondre aux besoins croissants de la culture». Selon lui, les «collaborations privé-public» vont devenir la norme. Ayant promis une participation au rachat du Bateau ivre à hauteur de 100 000 euros (qui s'ajoutent aux 270 000 euros réunis par les 1600 sociétaires), la région est l'un des 18 membres du CA de la SCIC. La ville de Tours, elle, n'a rien donné. «On n'a pas joué la posture médiatique», justifie-t-on dans les bureaux de la municipalité. Ni la majorité socialiste - jusqu'à 2014 - ni l'actuelle équipe LR n'ont été de véritables alliés de la salle de spectacle. L'une et l'autre ont quand même permis le rachat par la SCIC, en «mettant le lieu sous cloche» jusqu'à ce que les fonds soient réunis. Une nouvelle souscription sera bientôt lancée pour financer le chantier de rénovation de la salle, estimé à 400 000 euros minimum.
«Publics empêchés»
La réouverture du Bateau, qui ne changera pas de nom, est prévue pour l'an prochain. La suite, en matière de finances, sera la création d'un café culturel sur place pour faire tourner la maison. Et puis l'instauration de différents rendez-vous chaque jour. «Peut-être qu'on aura un petit-déjeuner autour d'un auteur, puis une exposition dans l'après-midi, suivie de deux créneaux réservés à des concerts le soir», se projette Franck Mouget.
Beaucoup de sociétaires ont l'espoir d'avoir leur mot à dire, comme Alain Ligneau, qui trouve qu'avoir dépensé 100 euros pour la coopérative n'est «pas plus bête que d'investir dans des actions en bourse». En tant qu'adhérent, il espère pouvoir «suggérer certains spectacles». Idem pour Jean Chausson, directeur d'un important centre socioculturel de Tours, qui voudrait participer à faire du Bateau un lieu de mixité sociale. C'est l'un des grands axes de travail de la SCIC. La salle est au carrefour de trois quartiers : le résidentiel Velpeau, le centre-ville et le Sanitas, une zone urbaine sensible (ZUS) campée de l'autre côté des voies ferrées et reliée à Velpeau par une passerelle flambant neuve. Reste à inventer les moyens qui permettront aux «publics empêchés», dixit Jean Chausson, de se sentir «légitimes pour pousser la porte». «A tous les niveaux, Ohé du bateau est un projet pédagogique, constate Carole Lebrun. C'est une autre manière d'entreprendre le monde.» Avec un objectif : «Créer un lieu où on prendra soin du vivre-ensemble.»