Déployons les droits culturels pour répondre à la fatigue démocratique
- Publié le 12-11-2019 à 12h14
- Mis à jour le 28-01-2020 à 16h21

Une opinion de Françoise Tulkens, ancienne juge, vice-présidente de la Cour européenne des droits de l'homme, présidente du Quartier des Arts ; Luc Carton, philosophe, vice-président de l'Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg (Suisse) ; Sabine de Ville, présidente de Culture&Démocratie (Bruxelles) et Bernard Foccroulle, musicien, ancien directeur de la Monnaie, membre fondateur de Culture&Démocratie.
Notre époque est habitée par une incertitude grandissante sur la capacité des démocraties libérales de s'ordonner encore aux droits humains. La crise de l'accueil des personnes exilées est l'un des symptômes du risque de naufrage des États de droit, à l'échelle de l'Europe entière. Un processus de "déshumanisation" est en cours. La même incertitude concerne les droits du vivant et des générations futures, la protection de la biodiversité et du climat.
La fatigue démocratique ainsi nourrie menace le désir social, culturel et politique de démocratie, socle vivant d'un État de droit. Nous sommes à la recherche d'un "paradigme", d'une représentation commune de ce qui nous permettrait de faire société à travers débats et conflits, négociations et arbitrages, sans violence.
Nous sommes également à la recherche d'un dépassement des limites de la représentation dans un contexte de grande complexité. Une démocratie limitée, capacitaire, discontinue ne suffit pas à construire un lien de confiance entre représentés et représentants.
Pourtant, l'appétit et le désir de démocratie sont là puissants, omniprésents dans de multiples dimensions des résistances, dans le mouvement mondial de "Youth for climate", des ZAD aux "Communs", de "Me Too" à la "Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés", notamment.
L'hypothèse du paradigme culturel (1)
Le paradigme qui a structuré les démocraties libérales fut longtemps de nature politique, centré sur la construction et l'orientation de l'État de droit. Il a marqué l'époque de la fin du XVIIIe siècle, jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ce conflit politique perdure mais sa centralité s'estompe, notamment du fait de la mondialisation des échanges, de la marchandisation des sociétés et de la marginalisation des acteurs publics.
Le paradigme fut ensuite de nature socio-économique. Il a structuré l'époque qui commence au milieu du XIXe, jusqu'à la fin des années soixante du XXe siècle. La distribution et la redistribution de la richesse étaient au cœur de la construction et de l'orientation de l'État social. Ce conflit socio-économique perdure, mais son sens lui échappe, du fait de la réincorporation massive de culture dans la socio-économie, de la tertiairisation et de la puissance du capitalisme informationnel.
Le paradigme qui s'annonce depuis une cinquantaine d'années serait de nature culturelle. Au-delà comme en travers de la question du pouvoir politique, au-delà comme en travers de la question de la distribution sociale des richesses économiques, c'est la question du sens du développement, du sens de la vie sociale, qui serait centrale. Cette question est profondément de nature culturelle et doit être mise au travail par des démarches, méthodes et pratiques culturelles.
Les conflits à nommer et conduire sont de nature culturelle : ils mobilisent la résistance des individus, seuls et en commun, contre l'expropriation de leur autonomie de sujets libres, du fait des entreprises, des États ou des mouvements qui entravent le déploiement de cette liberté première, la colonisent ou la détournent de notre commune humanité.
Construire ce questionnement, donner forces et formes au paradigme culturel, suppose massivement une nouvelle époque des droits humains, en l'occurrence celle des droits culturels.
Déployer les droits culturels (2)
Le développement effectif et intensif des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains est la matrice d'une démocratie approfondie et continue, investie dans l'ensemble des fonctions collectives, dans les services publics, dans les entreprises, dans les associations comme dans les mouvements sociaux. Faire advenir cette époque des droits culturels suppose trois dynamiques, partiellement enchevêtrées et interdépendantes :
Du côté des mouvements sociaux, du syndicalisme, du monde associatif, de l'économie sociale et solidaire, internaliser l'exigence d'une pratique intensive des droits culturels, redonner vigueur aux pratiques porteuses d'éducation populaire, explorer les dimensions culturelles des conflits.
Du côté des acteurs culturels et des institutions artistiques, porter l'exigence des droits culturels dans l'espace et le temps de la création partagée, en déployant des interventions sociétales et des résidences artistiques dans les circonstances sociales où se font et se défont les liens qui font civilisation.
Du côté des politiques culturelles, soutenir massivement la mobilisation des droits culturels dans les politiques culturelles et dans les politiques culturelles transversales, hors les murs, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les entreprises, dans les écoles et les universités, dans les lieux d'accueil des personnes âgées, dans les quartiers, les villes et les villages. La politique culturelle s'esquisse ici comme politique générale.
Une politique générale, investie du référentiel des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains, annonce une nouvelle époque de la démocratie : dans l'espace et la distance où se trame le lien de la représentation politique ou sociale, d'innombrables délibérations, nourries par d'innombrables citoyennes et citoyens, donneront une expression collectivement mieux réfléchie et culturellement construite à cet immense désir de démocratie.
Des nouvelles conditions - de revenus et de droits sociaux - devront nourrir cet élargissement des droits, ce déploiement de l'effectivité culturelle des droits humains.
(1) Cf. Alain Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d'aujourd'hui, Paris, Fayard, 2005.
(2) Cf. en particulier la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007 et P. MEYER-BISCH, "Dossier sur la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels/Analyse des droits culturels", in Droits fondamentaux, N. 07, 2008.
Titre, chapô et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "Un immense désir de démocratie - Déployer les droits culturels et les dimensions culturelles des droits humains".
